WALT ET EMILY
1
« Le matin, c’est juste un risque – pour l’amant »
Au matin du 1er mai 1860, Miss Emily Dickinson, la prétendue «Reine d’Amherst », se réveilla en proie à une mystérieuse inquiétude ; si déconcertée par les fantômes nocturnes et leur indicible reliquat de prescience désorientée que, se glissant silencieusement hors du lit afin de ne pas réveiller Carlo, qui pourtant ronflait de façon fort canine au pied du baldaquin, elle traversa nu-pieds, en chemise de nuit blanche, le tapis tressé de sa chambre tapissée de papier à fleurs jusqu’à sa petite table en cerisier (l’Univers Entier tenait aisément sur son simple mètre carré) où chaque jour elle se colletait avec ses poèmes douloureux, extatiques, et sans prendre même le temps de s’asseoir, elle traça vite ces vers :
Mourir ! Mourir avant le matin !
M’apportera-t-on une chandelle
Pour que je voie par quel chemin
Pénétrer dans la neige éternelle ?
à l’achèvement desquels, se sentant quelque peu soulagée, mais l’âme encore un peu paralysée, Emily alla à l’unique fenêtre percée dans le mur ouest de sa chambre d’angle, au premier étage de Homestead (deux autres donnaient au sud, sur Main Street), et, rabattant brusquement les volets pour jeter un coup d’il revivifiant sur son jardin embelli d’abeilles, ainsi que sur la maison voisine, Evergreens, où résidait Austin, son frère bien-aimé, et son épouse Sue, elle n’eut droit qu’à la vision à peine croyable – qui s’imprima aussitôt et à jamais sur ses rétines telles les dernières images terrestres d’un mourant – d’un énorme barbare chevelu et barbu, effrontément, totalement nu, sauf un chapeau noir à bord flottant, qui faisait sa toilette sur la pelouse d’un vert d’émeraude.
Une cohue de sentiments qu’aucune Police Intérieure n’aurait pu réprimer envahit le cur d’Emily.
L’intrus ne s’était apparemment pas avisé de son apparition au premier étage de la Propriété Familiale qu’il était en train de profaner d’une façon si éhontée. Il s’appliquait – presque avec dévotion – à laver son gros corps musclé en utilisant un morceau de savon, un chiffon et l’eau de pluie du tonneau placé juste en dessous de la fenêtre d’Emily. Des vêtements simples empilés à côté de lui, un chapeau de voyage grotesquement perché sur ses longues mèches striées de gris, l’inconnu poursuivait ses ablutions avec insouciance, comme s’il se trouvait seul au milieu de quelque prairie du Kansas.
Ses orteils virils plantés dans la terre, il se savonna les mollets, il se savonna les cuisses – il se savonna les organes génitaux ! Emily pâlit en voyant cette partie masculine qui ne lui avait jusqu’à ce jour jamais été révélée, d’étranges sensations firent vibrer chacun de ses nerfs. Se souvenant de son Option Blanche, elle détourna les yeux, non sans effort, de cet enfer génésique.
Le géant frottait maintenant son torse viril et ses bras aux muscles bien développés de travailleur manuel. Emijy se demanda si ce n’était pas là quelque nouveau domestique ignorant, embauché par Père avant son départ, qui, délaissant son logement dans leur écurie, se lavait maintenant en public comme un rustre.
Bien savonné des pieds à la tête, le géant fit une pause. Il leva ses bras couverts de mousse vers le soleil tout neuf comme pour accueillir un frère. Puis, brisant le silence matutinal (et le peu de sang-froid que gardait Emily !), il déclama d’une voix forte : «Bienvenu est chaque organe et chaque attribut de moi et de tout homme bien portant et propre ! Pas un pouce, ni un fragment de pouce n’est vil, et aucun ne doit être moins familier que-le reste ! » [42]
Cette sortie inattendue dépassait les bornes. Emily s’affaissa sur l’appui de fenêtre, à demi pâmée ; la soudaine fragrance de quelques lilas prématurés flottant jusqu’à elle emplit ses narines de douceur.
Ce faisant, elle renversa un panier perché sur le rebord. Attaché à une longue ficelle, il lui permettait de distribuer des douceurs aux enfants du voisinage les jours où elle se sentait incapable de quitter sa chambre.
Emily regarda le panier tomber. Il parut culbuter avec une lenteur anormale, et il lui fallut une Terrible Éternité Silencieuse pour traverser l’atmosphère printa-nière chatoyante.
Cependant, il arriva enfin au bout de sa longe, rebondit plusieurs fois avec une vigueur décroissante, et le Temps reprit son cours habituel.
Cet incident avait enfin retenu l’attention du dément. Il se retourna et leva la tête, fixant Emily de ses yeux gris enfoncés, sous des arcades sourcilières abruptes. Il ôta son chapeau, s’inclina et se lança dans un discours curieusement rythmé.
— Vingt-huit jeunes hommes se baignent près du rivage, vingt-huit jeunes hommes et tous si amis ; vingt-huit ans d’une vie de femme et tous si solitaires. Elle possède la belle maison en bas du talus, elle est cachée, belle et richement habillée, derrière la jalousie de la fenêtre. Lequel de ces jeunes hommes préfère-t-elle ? Ah, le moins beau d’entre eux est magnifique à ses yeux !
L’indignation chassa la confusion. Emily se redressa et fit appel à sa voix.
— Si vous vous risquez, monsieur, à composer de la poésie excentrique, je vous préviens qu’elle porterait mieux si elle était récitée par un barde vêtu. Et je voudrais que vous sachiez que j’ai bientôt trente ans, et non vingt-huit !
Là-dessus, Emily ferma bruyamment les volets sur l’homme nu.
Tremblant de rage et de frustration, elle descendit l’escalier en courant, ses longs cheveux auburn encore débauchés par le sommeil.
Dans la cuisine, elle surprit sa sur cadette, Lavinia, en train de regarder, au travers du rideau de basin, l’homme nu qui, maintenant, se rinçait copieusement avec l’eau de pluie puisée à plein seau au tonneau.
— Vinnie !
La sur d’Emily sursauta.
— Emily ! L’as-tu vu, toi aussi ?
— Bien sûr que je l’ai vu ! Comment aurais-je pu manquer un tel spectacle ? Ma vue est mauvaise, je l’avoue, mais pas à ce point. Je prie seulement que Maman n’ait pas été témoin de cette horrible invasion. Tu sais que sa santé n’est pas bonne, aussi puis-je à peine imaginer l’effet que cette vision aurait produit sur elle. Vinnie, qu’allons-nous faire ? Si seulement Père était là ! L’une de nous doit courir chercher le shérif, Vinnie, et je crains que cette tâche ne t’incombe.
Lavinia, interloquée, regarda sa sur.
— Aller chercher le shérif ? Pour quoi faire ?
Emily lui rendit une égale mesure d’incrédulité.
— N’est-ce pas aussi évident que les taches d’un lis tigré ? Pour arrêter cet intrus nu comme un geai déplumé, bien sûr !
— Oh, je vois. Tu n’es pas au courant, alors...
— Au courant de quoi ?
— Ce gentleman et ses amis sont des invités de notre frère. Je suppose que cet Hercule nous vient d’Evergreens, mais je ne peux dire pourquoi il éprouve le besoin de s’exhiber ainsi.
Du dehors leur parvint le chant vigoureux du baigneur, qu’accompagnaient des bruits d’eclaboussures.
— Je me célèbre et me chante moi-même ! Et ce que je prends à mon compte, tu le prendras à ton compte. Car chaque atome qui m’appartient, t’appartient aussi bien à toi !
Emily secoua la tête.
— Tsss, quels vers de mirliton ! (Reportant son attention sur sa sur, elle lui opposa une question.) Même en admettant son statut d’invité d’Austin, pourquoi devrions-nous l’exempter des règles de politesse les plus élémentaires ?
Les yeux de Lavinia s’agrandirent.
— Tu ne l’as vraiment pas reconnu ?
— Le devrais-je ? Il ne porte aucun insigne, et je ne vois par de carte de visite[43] sur sa personne.
— Oh, Emily, tu ne seras donc jamais sérieuse ? Même un petit loir qui garde la maison comme toi a dû entendre parler du scandaleux Walt Whitman et de ses Feuilles d’herbe. Allons, la première édition était si choquante que Mister Whittier[44] s’est senti obligé de la brûler ! Et la rumeur court que la maison d’édition de Boston, Thayer and Elridge, doit en publier une nouvelle édition cette année même ! C’est la raison pour laquelle, à ce que j’ai cru comprendre, ce « fils de Mannhatta », comme il se proclame, rend visite à notre Nouvelle-Angleterre. Mais il y a une autre raison, plus secrète... Ou du moins c’est ce qu’Austin insinue.
Emily, les genoux faiblissant, tomba sur une chaise au dossier ajouré. Elle avait à peine entendu la péroraison de Vinnie. Tout ce qu’elle pouvait penser, c’était : « Enfin, il est venu ! »
2
« La Mort est le doucereux soupirant »[45]
Emily coucha dans la bannette les suaves enfants morts, rangée après rangée.
Digitales, lis enturbannés, pensées, ancolies, la première rose. Toutes ses bien-aimées tombées sous le sécateur impitoyable pleuraient des larmes verdâtres.
Je ne pourrais pas vous décapiter, mes chéries, si je doutais de votre Résurrection. Mais comme les enfants gambadent lorsqu’ils s’éveillent, joyeux que ce soit le matin, mes fleurs pointeront d’une centaine de berceaux et feront de nouveau des courbettes.
Quand son panier en contint suffisamment pour dissimuler ce qui reposait au fond, Emily se retourna avec inquiétude pour affronter la maison de son frère.
Evergreens, cadeau de mariage somptueux d’Edward Dickinson à son fils unique (fait pour impressionner la ville d’Amherst, pensait souvent Emily, au moins autant que pour loger les nouveaux mariés), avait été construite quatre ans auparavant. L’imposante maison blanche italianisée par sa tourelle d’angle trop carrée n’était qu’à une centaine de mètres de la Demeure Ancestrale des Dickinson, séparée d’elle par un simple bosquet de bouleaux, de chênes et de pins, et reliée à elle grâce à un étroit sentier fréquemment parcouru, «juste assez large pour deux amants de front », comme Emily l’avait décrit à sa bonne amie Sue Gilbert, cette même amie qui fut élevée au statut sacré de Mrs. Austin Dickinson.
Mais à ce moment – comme à tant et tant d’autres –, si l’on en jugeait d’après la capacité qu’avait Emily de l’atteindre, la maison aurait aussi bien pu être située de l’autre côté du globe, dans les étendues désolées que dépeignait la gravure intitulée Nuit arctique, accrochée dans le salon de Homestead.
Elle ne savait pas quel défaut ou quelle affliction la retenait si fortement dans les confins de celle-ci, lui interdisant même parfois de quitter le cloître de sa chambre. Le visage de ce Maître cruel restait dans une Ombre impénétrable, quelque effort qu’elle pût faire pour l’entrevoir ; mais Sa Main était toujours plus que réelle, comprimant son cur de peur et de dégoût de soi, si elle tentait d’agir à l’encontre de ses exigences fluctuantes.
Il n’en avait pas toujours été ainsi. Récemment, cinq ans auparavant, elle s’était rendue à Washington et àPhiladelphie en exultant de cette liberté de voyager. (Particulièrement stimulante avait été sa première rencontre avec un vieil ami de la famille, le révérend Charles Wadsworth, et les nombreux entretiens qu’ils eurent alors sur la littérature et sur l’art se poursuivaient maintenant par correspondance.
Mais lorsque Emily avait mûri, son Père – présence dominante dans le foyer – était devenu moins souple, plus exigeant, plus dur. (Sa crise religieuse d’il y a dix ans, durant laquelle, à force d’intimidations, il fit entrer toute sa famille dans la Première Église du Christ, tous sauf elle, avait accentué chez lui un calvinisme certain). La loi de fer du Pater familias sur son épouse invalide, silencieuse, dépourvue d’importance, et sur ses deux filles, était absolument draconienne, restreignant toutes les actions d’Emily.
Pourtant, Emily savait qu’elle ne pouvait rendre son père totalement responsable de sa réclusion. Après tout, Vinnie ne montrait aucune peur de la société, et elle aussi rongeait son frein sous les rênes du Pater familias. Non, il y avait dans la personnalité d’Emily un défaut congénital qui rendait fondamentalement impossible, la plupart du temps, la perspective de s’aventurer dehors parmi d’autres gens, d’affronter leurs visages nus et leurs exigences, malgré le besoin désespéré et paradoxal qu’elle pouvait éprouver de leur compagnie...
Cependant, elle était maintenant dehors, en plein air, en fin d’après-midi de ce jour qui avait commencé si bizarrement. (Ce Mister Whitman excessivement hirsute, une fois habillé, était parti vers on ne savait où avant qu’Emily ait pu élaborer en quels termes elle devrait s’adresser à lui après son rejet hardi de l’art oratoire du poète. Elle priait maintenant pour que son impudence hâtive n’ait pas exclu toute communication ultérieure entre eux...)
S’armant de courage pour parcourir ces cent misérables mètres et pénétrer dans une maison pleine d’étrangers avec le projet hardi d’en aborder un en particulier, armée du secret qui se cachait sous ses fleurs, Emily se souvint que : Si le Courage te manque, surpasse ton Courage.
Tendue en avant, souhaitant que survienne en elle la hardiesse, Emily chancelait sur la pointe des pieds, pleine de l’envie brûlante de se rendre à Evergreens. L’impression d’être dans un bain chaud lui donnait des picotements dans tous les membres. Ses entrailles se liquéfiaient. Elle se retrouvait comme en ce jour de décembre, trois ans auparavant, où le Sage qui prônait l’Harmonie entre les Êtres, Mister Emerson, avait rendu visite à Evergreens ; elle avait ardemment désiré le voir, ce noble personnage sorti d’un rêve, mais, oppressée par une certaine obliquité de la lumière hivernale, elle avait flanché et s’était tenue en retrait.
Emily se sentait en équilibre sur le bord d’un grand précipice, sans volition pour retourner dans la sécurité, ou pour avancer dans le danger, sans aucune sorte d’Impulsion Motrice.
Et alors, la chose arriva.
L’énorme tête nue d’un étrange oiseau sortit de la verdure originelle bordant le chemin qui reliait les deux maisons.
Portée à un mètre quatre-vingts au-dessus du sol, à l’extrémité d’un long cou souple, la tête du sage avien étudia Emily pendant un moment éternel avec des yeux en boule de loto pleins d’une curiosité cocasse. Puis, après avoir lancé un doux appel interrogateur, l’oiseau rentra la tête dans les buissons, ne laissant derrière lui que le bruit de sa retraite en direction d’Evergreens.
L’oiseau le plus triomphant que j’aie jamais connu ou rencontré aujourd’hui, embarqué sur une brindille...
Emily se mit en route derrière l’apparition.
À mi-chemin, sans avoir pourtant revu le mystérieux oiseau rapide, Emily sentit une impression d’irréalité l’envahir. Était-ce vraiment possible qu’elle fasse cela ? Si Père n’avait pas été à Boston, en train de discuter avec les politiciens du Parti de l’Union constitutionnelle qui voulaient qu’il se présente au poste de lieutenant gouverneur, elle n’aurait sans doute jamais pu rassembler ses forces pour une envolée aussi extravagante. Enfin, Emily émergea du bosquet et posa le pied sur la pelouse de son frère. Et l’oiseau magnifique était là !
À découvert, Emily put reconnaître la créature pour ce quelle était : une autruche... venue, peut-être, de la légendaire Ophir, mais ressemblant toujours d’une manière aussi comique à un plumeau monté sur des échasses. Pas un messager surnaturel, à coup sûr, mais néanmoins une étrange vision dans ce lieu placide, prosaïque, qu’était Amherst.
À cet instant, un jeune homme avenant, vêtu négligemment, à peu près de l’âge d’Emily, sortit de derrière la maison. Repérant l’oiseau, il le héla en ces termes :
— Norma, espèce de coquine, dépêche-toi d’revenir ou t’auras rien à manger !
Avec une promptitude anormale, l’oiseau aux grosses pattes se hâta d’obéir et trotta vers lui en démontrant cette locomotion en zigzag particulière à son espèce. Bientôt, oiseau et homme disparurent derrière la maison.
Simultanément, la porte d’Evergreens s’ouvrit et le frère d’Emily s’encadra dans l’embrasure. Sa crinière aussi rousse que la sienne et ses favoris extravagants n’avaient jamais paru plus familièrement rassurants, bien que son expression inhabituelle de distraction inquiète le fût moins.
Cherchant la source de ce boucan, le regard d’Austin tomba sur sa sur. Il imprima sur son visage un semblant d’hospitalité de commande.
— Tiens, Emily, quelle agréable surprise ! Je t’en prie, entre.
Maintenant qu’elle était pleinement obligée de lui rendre visite, et tout importune qu’elle parût être, Emily trouva en elle la capacité de mettre un peu d’inflexibilité dans ses membres. Elle traversa la pelouse d’un pas décidé et pénétra dans la maison de son frère.
Une fois à l’intérieur, celui-ci tenta de la délester de son panier.
— Petite sur, ces fleurs vont faire plaisir à Sue. Elle est un peu déprimée depuis son retour de Boston. (Une expression de gravité affligée se peignit brièvement sur le visage d’Austin.) Moi aussi, pour tout t’avouer.
Emily résista au gentil tiraillement d’Austin.
— Non, je t’en prie, laisse-moi les tenir un peu plus longtemps. Elles me réconfortent. (Elle n’était pas encore prête à montrer ce qui reposait sous les fleurs, et pas à n’importe qui.) Mais qu’est-ce qui vous chagrine ainsi, tous les deux ? Cela a-t-il un rapport avec les invités que vous recevez en ce moment, comme Vinnie me l’a dit ?
Austin ferma les yeux et se massa le front d’un air las.
— Oui, d’une manière indirecte. Bien que je n’aie rencontré ces gens que fortuitement, par mes rapports avec l’université. Mais eux et leur mission répondent à un de mes besoins, un besoin qui a rapidement grandi depuis un an.
— Tes paroles me déconcertent, Austin. De quel besoin parles-tu, que je pourrais ignorer ? Depuis quand avons-nous des secrets l’un pour l’autre, cher frère ? Allons, dis-moi ce qui te trouble.
Austin ouvrit les yeux et fixa sur sa sur un regard plein d’angoisse.
— Tu n’en as pas entendu parler, alors ? Très bien, qu’il en soit ainsi. Jusqu’à maintenant, j’ai essayé de te ménager, mais comme tu m’offres sans ambages une oreille compatissante, je ne la refuserai pas. Mon histoire nécessite de l’intimité. Entrons dans mon bureau.
Un peu démontée, Emily suivit néanmoins son frère dans la pièce dont les étagères étaient pleines des livres de droit inhérents à sa profession. Lorsqu’ils furent assis, Austin rapprocha sa chaise de celle d’Emily, tendit les mains pour étreindre celles de sa sur (Ce sont les paumes moites d’un homme fiévreux, pensa-t-elle), et entama son récit.
— Mon problème, surette, concerne les relations entre Sue et moi. Non, je t’en prie, laisse-moi parler carrément avant de lancer un mot en sa faveur. Parfois, je me dis que nous ne nous serions jamais mariés sans tes exhortations. Mais cela n’a plus aucune importance maintenant. Mariés, nous le sommes, et mariés nous devons le rester. Mais il faut que tu saches que la vie conjugale m’a révélé certains traits qui n’étaient peut-être pas pleinement développés en Sue quand elle et toi étiez amies d’enfance.
«Sue est une femme très ambitieuse, à l’heure actuelle. Elle veut devenir l’hôtesse la plus brillante de tout Amherst. Tu me diras que ce n’est pas un cercle très large, et tu auras raison. Mais les ambitions de Sue ne s’arrêtent pas là, je le crains. Elle a des rêves plus grandioses à réaliser sur une scène plus vaste... une scène que je dois lui fournir d’une manière ou d’une autre.
« Tu me connais, Emily, au moins aussi bien que je me connais moi-même. Je ne suis pas aussi motivé que Père. Je n’ai pas, comme lui, envie de m’aventurer hors de l’agréable sphère d’Amherst, de représenter le Commonwealth à Washington ou dans des lieux plus exotiques. Au fond, je suis un rêveur, à la nature aussi pleinement poétique que la tienne. Le légendaire sang impétueux de grand-père Samuel s’est affaibli pour n’être plus qu’un filet dans mes veines. Rien ne me conviendrait mieux qu’une simple vie de famille menée dans notre petite ville pendant le reste de mes jours.
« Mais la vie de famille, tu comprends, c’est justement cela dont Sue ne veut à aucun prix. Elle pense que des enfants constitueraient un boulet pour son ascension sociale.
Emily réfléchit longtemps avant d’oser faire un commentaire.
— Je ne comprenais pas pourquoi ces quatre dernières années ne m’avaient pas apporté de nièce ou de neveu. Père aussi se demande tout haut pourquoi aucun héritier n’est encore apparu. Mais je ne pensais pas que c’était dû à la répugnance de Sue à consommer votre union.
Austin rit sans joie.
— » De la répugnance à consommer ! » C’est pire que cela, ma chère sur ! L’union a été consommée plus d’une fois, par suite de certaines impulsions incontrôlables jaillissant de nos très viles natures. Et il y a un an et demi, le résultat naturel fut obtenu. Sue attendit un enfant.
— Mais, jamais je... bredouilla Emily. A-t-elle fait une fausse couche ?
— Pire, bien pire ! Elle l’a tué !
Ce fut comme si les Cieux étaient une Cloche, et Emily rien qu’une Oreille. Quand elle se reprit, elle tenta à grand-peine de proférer le mot fatal, mais par bonheur, Austin la devança.
— Oui, elle s’est rendue à Boston en 59 pour un... un avortement !
« Et ce dernier voyage, c’était pour un autre !
Sur cette révélation, Austin éclata en sanglots déchirants.
Ce violent chagrin emportant ses affres plus bénignes, elle berça son frère dans ses bras jusqu’à ce qu’il ait épuisé sa réserve de larmes. Quand il releva la tête, son visage portait les marques d’un chagrin indicible.
— La pensée de cette première mort n’a cessé de grandir en moi comme un ver solitaire. Quand j’ai appris la seconde – même si Sue m’avait supplié de l’emmener en ville lors de mon dernier voyage, je n’avais pas deviné son intention de réitérer cet acte maléfique, et elle ne m’a révélé la chose qu’après notre retour –, cela a failli me tuer. Je n’ai pu faire retomber tout le blâme sur Sue. Non seulement elle souffre de terribles remords, mais tout horribles que puissent être ses crimes, elle agit seulement en accord avec ses propres idées sur ce qu’elle croit être le mieux pour nous deux. Non, je m’estime aussi coupable qu’elle, autant que si ma main avait tenu les instruments sanglants de l’infanticide ! C’est pourquoi, tu comprends, je me suis lié avec ces étrangers. Il y a parmi eux un spirite...
Comme si un Nuage se fendait soudain pour laisser passer le Feu, ce que son frère avait l’intention de faire illumina Emily comme un éclair d’été. Avec un peu de dédain, elle déclara :
— Alors, tu souhaites parler aux âmes de tes enfants non nés et obtenir un gage d’absolution par l’entremise de ce personnage mystique...
Austin fixa sur Emily un regard affreux, dément.
— Leur parler ! Si seulement c’était aussi simple que cela !
« Non, chère sur, nous allons leur rendre visite !
3
« L’âme choisit sa propre société »
La différence entre le Désespoir et la Peur, pensa Emily, équivaut à Celle qui existe entre l’instant d’un Naufrage – et ce qui s’ensuit.
Les paroles inquiétantes de son frère lui avaient fait franchir de force la ligne qui sépare ces émotions jumelles.
Toute sa vie, la Mort s’était dressée, menaçante, dans son esprit, mur insurmontable contre lequel elle ne pouvait que se jeter, retombant maintes et maintes fois, l’intellect et l’esprit brisés.
Son concept de la Mort ne coïncidait pas vraiment avec celui de la doctrine chrétienne : tout comme elle ne pouvait se résoudre à déclarer sa foi tout haut, ainsi que l’avait fait le reste de sa famille, elle ne pouvait pas non plus souscrire à fond aux doctrines de n’importe quelle Église concernant le Grand Arrêteur de Pendule, bien que sa philosophie tînt de nombreuses écoles.
Délivrance des soucis, récompense d’une vie de douleur et d’humiliation, pillard cruel d’amis, cocher pour le Paradis, joyeux soupirant, voleur fantasque – tous ces rôles, et d’autres encore, cette Présence Inéluctable les assumait dans son imagination. Pourtant aucun, elle le savait, ne rendait pleinement la vraie signification de la Mort. Emily avait fini par se réconcilier à regret avec le fait que, malgré toutes ses tentatives pour L’attraper dans ses filets de mots, Sa nature ultime resterait à jamais un mystère.
Et maintenant, voilà que son propre frère lui disait qu’il s’embarquait dans un projet visant à sonder ce mystère même, à pénétrer d’une manière ou d’une autre dans le Froid Royaume de la Mort – mais d’une façon matérialiste insultante.
Cela dépassait presque sa compréhension.
Sentant combien elle était déconcertée, Austin s’expliqua.
— Emily, que sais-tu du spiritisme ?
Un fier mépris gonflant son sein, Emily répliqua :
— Je sais seulement ceci, ayant lu clairement ce que l’on écrit souvent entre les lignes dans la presse populaire : qu’il y a environ douze ans, deux jeunes surs écervelées – du nom de Fox et résidant à Rochester, dans l’État de New York – décidèrent de jouer un tour à leurs parents ; un tour qui se transforma en une farce dépassant leurs divagations les plus folles. Par des coups frappés en se dissimulant et autres tours de passe-passe, elles laissèrent entendre qu’elles étaient entrées en contact avec un prétendu « monde des esprits », roulant aisément des frères et surs crédules et une mère qui se promut rapidement leur imprésario. Parties de cet humble début, elles en vinrent à faire fortune en devenant des charlatans qui paraissaient régulièrement sur scène, dupant des milliers de pauvres âmes affligées avec de simples tours déjà anciens lorsque Cagliostro naquit, et déclenchant le même comportement ridicule chez des millions de gens sur toute la terre.
Le visage aux yeux rouges d’Austin s’assombrit.
— Tu parais terriblement certaine de la fausseté et de la cupidité des surs Fox, Emily, et par conséquence, de tous les autres médiums. J’aurais cru que toi, plus que toute autre, accueillerais avec sympathie l’amorce d’un dialogue de ce type entre ce monde et l’autre. Comment peux-tu être si certaine qu’il n’y a rien derrière leurs affirmations ?
— Comment penser autre chose des messages puérils et hypermondains que transmettent les « médiums » ? Ils sortent manifestement de l’imagination insipide des mystificateurs eux-mêmes. Tiens, si je devais croire pendant une minute qu’il faut trouver l’indescriptible gloire de l’autre monde dans des déclarations telles que : « Maman, ne pleure pas ton p’tit garçon, d’l’autre côté, y a plein de sucettes à la menthe et de martinets en réglisse », alors je devrais... eh bien, je ne sais pas ce que je devrais faire. Je ne me suiciderais certainement pas, à moins de vouloir me retrouver plus tôt que nécessaire parmi ces esprits de lait coupé d’eau !
— Je t’accorde, petite sur, que quelques-unes des, disons, des révélations les moins inspirées émanant de certains individus dépourvus de talent trahissent clairement une petite part de, euh, de fabrication. Mais les vrais médiums n’inventent que lorsque le véritable contact s’interrompt, surtout par désir légitime de ne pas désappointer ceux qui participent à la séance de spiritisme. De fait, le médium peut même ne pas s’apercevoir qu’il passe d’une inspiration authentique à un babillage inconscient. Mais n’ergotons pas sur la duplicité discutable de quelque saltimbanque hypothétique de Chicago. Non seulement le médium avec lequel je suis impliqué est digne de foi et irréprochable, mais nous disposons aussi des services généreux – non... essentiels ! – d’un savant éminent qui mettra notre expédition tout entière sur une base absolument rigoureuse.
Emily se leva, sachant bien qu’elle laissait une expression d’écurement défigurer ces traits ingrats qui ne pouvaient guère s’offrir un tel fardeau supplémentaire. Mais elle était tellement en colère contre son frère qu’elle s’en moquait.
— Même si toi et tes mystérieux amis possédiez toute une académie de savants barbus en toge derrière le bizarre projet que vous êtes en train de tramer, cela ne m’impressionnerait pas ! Et tu peux bien ergoter tant que tu veux avec des arguments spécieux... je maintiens que le spiritisme n’est qu’un tas de foutaises !
Austin se permit un petit sourire en jouant son atout.
— Et si je te disais que ta poétesse bien-aimée, Mrs Elizabeth Barrett Browning, croyait fermement aux esprits et à leurs partenaires terrestres ?
Emily, scandalisée, se renversa dans son fauteuil. Sa chère Elizabeth – cette noble Dame Étrangère qui l’avait fascinée dès sa jeunesse, dont les poèmes lui avaient révélé la beauté de l’Obscurité et engendré en elle une Divine Démence – le génie à l’origine d’Aurora Leigh –, l’héroïque Poétesse dont Emily portait fièrement le prénom entre le sien et son nom patronymique... Était-il vrai qu’un esprit aussi superbe avait pu donner créance à cette nouvelle foi simpliste qui déferlait sur le monde ?
Voyant le doute d’Emily, Austin poursuivit la défense de sa cause.
— Je ne te raconte pas d’histoire. L’implication de Mrs. Browning dans le monde des esprits débuta il y a cinq ans, quand elle fit la connaissance du célèbre Daniel Dunglas Home[46]. Quand elle sentit se poser sur elle les mains fantomatiques dont il avait provoqué la matérialisation, quand le concertina spectral joua, quand les esprits posèrent une couronne de lauriers sur son front... alors elle sut que la chose était vraie ! Tout comme les incrédules seront convaincus lorsque mes amis et moi, nous irons au Pays de l’Éternel Été et que nous en reviendrons !
Emily ne savait que penser. D’abord, elle avait été accablée par la discorde familiale que son frère et Sue avaient gardée secrète. Puis sa position antispiritiste dogmatique avait subi un coup sévère à la nouvelle que la Femme tant admirée s’était laissé volontairement séduire par ce qu’Emily avait jusqu’ici pris pour la folie populaire la plus évidente. Pourtant, se souvint-elle, une bonne partie de la Folie est Bon Sens le plus divin pour un il averti, et une bonne partie du Bon Sens, Folie la plus pure... c’est la Majorité, en ceci comme en Tout, qui l’emporte.
Son regard tombant sur le panier de fleurs languissantes posé à ses pieds, Emily se souvint de la véritable raison de sa venue dans la maison d’Austin. Elle ne favoriserait sûrement pas son projet secret en discutant avec lui, surtout à partir de Fondements soudain minés. Et comme elle n’avait pas l’intention de s’impliquer dans cette folie engendrée par le chagrin, elle pouvait se permettre de la négliger.
— Je regrette d’avoir traité à la légère ta nouvelle foi, Austin chéri. Je comprends maintenant ce qui te pousse à embrasser ce genre de quête. Bien que je ne puisse pas donner mon adhésion à de telles croyances, je réserverai le jugement que je porte sur elles en attendant les nouvelles preuves que tu m’apporteras.
Austin saisit les mains de sa sur.
— Tu es une fille formidable ! Je savais que rien ne viendrait jamais se mettre entre nous !
Reprenant son panier, Emily dit :
— Peut-être voudrais-tu me présenter à tes nouveaux amis... ?
— Bien sûr ! Le petit salon nous sert de quartier général où nous dressons les plans de l’assaut que nous allons donner à l’au-delà. Nous devrions y trouver la plus grande partie de l’équipe. Viens !
Pendant qu’ils traversaient la vaste maison, Austin lui expliqua comment il avait fait par hasard la connaissance de ses invités.
— Lorsque Sue et moi étions à Boston, j’ai vu une affiche annonçant une conférence et une démonstration de spiritisme données au Mechanic’s Hall. Je m’y suis rendu ; les deux m’ont tellement impressionné qu’à la fin je me suis présenté au conférencier et au médium qui l’accompagnait. Apprenant leurs plans audacieux et l’arrivée imminente du savant qui allait les aider, je me suis aussitôt enrôlé dans leur troupe, en offrant toute l’aide que je pourrais apporter.
— Est-ce que Sue y prête un intérêt quelconque ?
— Pas du tout. À vrai dire, elle a tendance à fuir nos invités ; leur présence l’agace plutôt.
— Je m’en réjouis, car je ne sais pas si je pourrais supporter de la voir, si peu de temps après avoir appris ses crimes.
— Tu n’as rien à craindre. Elle reste la plupart du temps dans sa chambre.
Ils se trouvaient maintenant devant la porte fermée du petit salon. Des mumures en émanaient, deux voix masculines et une féminine. Emily estima qu’aucune des premières ne ressemblait à celle, tonitruante, de Whitman, et chercha à en apprendre plus sur lui.
— Tu ne m’as pas encore dit ce qui amène chez toi ce poète fameux... Tout infâme qu’il soit.
Austin sourit.
— Ah, ce fut un curieux incident. Sue avait insisté pour que nous rendions visite à Emerson, qui était aussi à Boston. Je crois qu’elle avait dans l’idée de le ramener à Amherst pour lui faire réitérer son numéro d’auteur ami de notre foyer. Quand le Sage nous reçut à son hôtel, nous le trouvâmes en compagnie de Whitman. Il s’avéra qu’Emerson était dans le pétrin. Il avait offert au poète de le loger sans consulter son épouse qui, en apprenant la chose, refusa absolument de recevoir chez elle une « brute aussi immorale » ! Nous attirant à l’écart, Emerson nous supplia d’inviter son ami, et Sue consentit volontiers, envisageant cela comme un beau coup mondain. Imagine son dégoût lorsque le poète, apprenant nos ambitions spiritistes, se porta volontaire pour s’impliquer à fond dans notre aventure !
Emily fut troublée par ce détail piquant qui jetait le doute sur les facultés du poète, mais elle musela sa censure.
— J’ai cru comprendre, poursuivit Austin en jubilant, que notre Homère original s’était présenté d’une façon un peu surprenante à Vinnie et toi.
Emily se sentit rougir.
— Tu ne t’es pas trompé.
— Avec tant d’invités, il y avait la queue devant la salle de bains ce matin, aussi Whitman s’impatientait. Je lui ai dit qu’il pouvait profiter des installations de Homestead, mais je n’avais pas imaginé qu’il...
À cet instant, la porte du salon s’ouvrit.
Une grande femme aux formes généreuses emplit le chambranle. Drapée dans des châles aux vives couleurs, un foulard à fleurs, de gitane, sur la tête, des boucles d’oreilles et des bracelets criards scintillant à ses lobes et à ses poignets, elle prit une pose dramatique, un bras tendu, l’autre pressé contre son front. Bien que d’un âge plus que mûr et dénuée de toute beauté classique (une moustache bien visible ornait sa lèvre supérieure), elle exsudait ce genre de magnétisme animal qui émanait des belles les plus recherchées des salles de bal, comme Emily l’avait souvent constaté.
— Madame sentait rayonner des âmes de l’autre côté de la barrière, déclama le médium, parlant d’elle-même à la troisième personne.
— Étant donné que nous parlions suffisamment haut, dit Emily, vous croire obligée d’évoquer nos âmes était plutôt superflu.
Le médium laissa tomber ses bras en un geste de mauvaise humeur.
— Pouah ! Pourquoi, cher[47] Austin, nous avez-vous amené une incrédule ?
— C’est ma sur Emily. Je voulais qu’elle fasse votre connaissance. Emily, je vous présente madame Rrose Sélavy[48], la spirite la plus éminente de Paris.
L’attitude de madame Sélavy devint aussitôt chaleureuse, mais Emily crut détecter dans ses yeux une lueur d’acier qui marquait un reste d’hostilité.
— Une petite créature si adorable, douée d’un esprit tout à fait égal à celui de son estimé frère. Permettez que je vous embrasse !
Avant qu’Emily puisse protester, le médium l’étreignit à l’étouffer. Elle sentait la sueur, la laine et le musc.
Une fois relâchée, Emily recula, chancelante. Elle n’était pas totalement remise lorsque madame Sélavy la prit par la main et l’entraîna dans le salon.
— Andrew ! William ! La sur dont on nous a tant parlé est arrivée !
Deux hommes parvenus au soir de leur jeunesse – dont aucun n’était le gardien de l’autruche qu’Emily avait vu – se tenaient à une table sur laquelle s’étalait une énorme carte dont les coins repliés étaient maintenus en place par d’étranges appareils de verre et de métal ressemblant à des fioles fourchues, scellées aux deux extrémités. On avait allumé une lampe à huile de baleine, car le soleil déclinait.
Dégageant brusquement sa main de l’étreinte du médium, Emily chercha à regagner son calme. Austin lui accorda un peu de temps en poursuivant les présentations.
— Emily, voici l’auteur des Principes de la Nature, Sa Divine Révélation, d’Une voix s’adresse à l’Humanité, le célèbre chroniqueur dun journal de spiritisme fort respecté, Univerclum. Il a de plus le don de clairvoyance. C’est lui qui a prédit l’arrivée des surs Fox plusieurs années avant leurs débuts. Puis-je te présenter Mister Andrew Jackson Davis ?
Davis portait une barbe bien taillée et de minuscules lunettes à monture métallique derrière lesquelles s’abritaient des yeux bleus au regard vague qui la déconcertèrent. Il ne semblait pas au courant des coutumes sociales ordinaires, ou les avait peut-être oubliées, et se contenta de hocher la tête en direction d’Emily.
— Et cet autre gentleman libre d’idées préconçues représente la moitié scientifique de notre balancier. C’est lui qui apportera à notre entreprise la solidité intellectuelle qui manqua à tant d’autres aventures mal préparées. J’ai l’honneur de te présenter non seulement le savant qui découvrit le thallium, mais aussi un disciple et un ami de D. D. Home lui-même. Emily, voici l’une des plus belles intelligences d’Angleterre, William Crookes !
Contrairement à Davis, Crookes s’avança avec ostentation, s’empara de la main d’Emily, s’inclina et la baisa. Son visage chevalin et son haut front n’étaient pas dépourvus de beauté. Parlant avec un charmant accent britannique, il déclara :
— Votre frère n’a pas été juste envers vous, Miss Dickinson, car il a omis de mentionner que vos yeux avaient la couleur du plus beau xérès.
Emily fut complètement troublée et, pour une fois, ne sut que dire.
Heureusement que Davis mit fin à ce moment embarrassant.
— Je ne voudrais pas écourter un interlude aussi délicieux, mais puis-je vous rappeler que nous avons encore beaucoup de travail à faire avant d’en finir avec le stade de la planification ?
Crookes relâcha la main d’Emily, un sourire pincé sur les lèvres.
— Ah, oui. Le monde des esprits qui existe depuis d’innombrables siècles ne peut nous attendre une minute de plus. Eh bien, il faut, je le crains, retourner à la meule. J’attends avec impatience de vous revoir, Miss Dickinson.
Emily laissa Austin l’escorter hors du salon. Lorsqu’elle passa devant madame Sélavy, elle entendit distinctement les mots «Petite insolente » siffler à son oreille, bien que les lèvres du médium parussent demeurer immobiles.
Dans le vestibule, Austin dit :
— Il ne te reste plus qu’à faire connaissance avec ce phénomène de Walt. Il est probablement dehors, avec Henry et les oiseaux.
Rassemblant ses esprits, Emily répondit :
— Oui, je veux bien, s’il te plaît.
Tandis qu’ils se dirigeaient vers la porte de derrière, Austin ajouta :
— Je ne crois pas t’avoir parlé de Henry. C’est le compagnon de voyage de Walt Sutton, je crois. Ils ont travaillé ensemble au Brooklyn Eagle. Le jeune Sutton était apprenti imprimeur et Walt chroniqueur. Henry a été d’une aide inestimable avec les autruches. Il a le chic pour les faire obéir. T’ai-je parlé des plans d’Andy à propos des autruches ? Peu importe, tu l’apprendras bien assez tôt. Ah, les voilà !
Ils étaient dehors. Un enclos érigé récemment dominait l’arrière-cour d’Evergreens. Ce corral de fortune abritait au moins six autruches. Le jeune homme de bonne mine aperçu tout à l’heure veillait sur elles en émettant de doux gloussements.
— Hen ! lui cria Austin. Où est Walt ?
Avant que Henry ait pu répondre, une voix sonore se fit entendre derrière eux.
— Le flemmard favori de la verte sphère se tient ici même.
Emily pivota sur ses talons, le cur battant.
Depuis que Père avait mis fin à ses études au Collège Féminin de Mount Holyoke, en prenant pour prétexte sa « faiblesse constitutionnelle » (l’année même où les surs Fox tinrent leur première séance de spiritisme), Emily avait ardemment désiré retrouver une compagnie et une stimulation intellectuelles si brièvement goûtées. Quand, très récemment, elle s’était mise sérieusement à écrire de la poésie, ce besoin était devenu de plus en plus aigu, douleur que sa correspondance terne et surannée avec le révérend Wadsworth ne pouvait apaiser.
Et maintenant, debout devant elle (vêtu, Dieu merci !) dans toute sa splendeur corporelle, se trouvait peut-être sa première, dernière, unique et meilleure chance d’une telle communion : un poète vivant, publié.
Tremblante, Emily lui tendit son panier de fleurs.
— Ma recommandation, monsieur !
Walt accepta gentiment l’offre. Elle vit ses yeux pénétrants se poser sur les feuillets de ses poèmes, brochés avec soin et troussés d’un ruban, à demi cachés au fond.
— C’est un peu plus qu’il n’y paraît d’abord, je crois, dit Walt, et il lui fit un clin d’il.
Enhardie, Emily ajouta :
— Mon Panier contient le Firmament, monsieur !
— Mais est-il assez grand, ma femme[49], pour me contenir ?
4
« Enivrée d’air – mais oui –»
Sur le mur, au-dessus du piano qui se trouvait sur le tapis fleuri de Bruxelles, dans le grand salon de Homestead, était accrochée une gravure intitulée Cerf aux abois. Le noble gibier – surpris à découvert et cerné par des chiens aux abois silencieux, le poitrail perpétuellement visé par la lance du chasseur à cheval – était visiblement sur le point d’expirer de pure terreur.
Ce fut précisément ce qu’éprouva Emily lorsque Whitman proféra son défi voilé touchant le contenu de sa bannette.
La sueur perla sur son front et ses membres qui lui étaient devenus étrangers. Le ciel... le ciel parut peser d’un tel poids qu’elle fut soudain convaincue que les Cieux allaient s’effondrer et renverser leur Bleu sur elle...
Alors, elle s’enfuit.
Comme une enfant effrayée par des ombres, elle quitta en courant la cour d’Evergreens, traversa le bosquet et se réfugia dans sa chambre de Homestead.
Elle y resta deux jours, blottie sous sa couette. Même Carlo fut exclu de la pièce.
(Et quel autre embarras supplémentaire aurait pu venir l’accabler, sinon ses menstrues redoutées ! Les Pilules périodiques dorées françaises du docteur Duponco, qui soulagaient quelque peu la malédiction, ne lui apportèrent qu’un faible réconfort. Ou fut-ce la Pilule qu’elle prenait pour ses Nerfs ?)
Entre les crises de larmes et d’autopunition, Emily façonna dans sa tête un poème, afin que toute cette douleur ne soit pas entièrement perdue.
Le cerf blessé bondit plus haut
M’a dit un jour un chasseur :
Ce n’est qu’une mortelle extase,
Après quoi le hallier se tait.
L’eau jaillit du rocher qu’on frappe ;
L’acier martelé rebondit ;
La joue est toujours plus rouge
Là où la fièvre la consume.
La joie est la cotte où l’angoisse
Cherche une protection prudente
Pour que, voyant soudain le sang,
On ne crie : « Mais – tu es blessée ! »
Elle avait immédiatement compris l’allégorie de Whitman. Les doubles sens, qui coulaient si aisément de sa propre bouche et de sa plume, gardaient encore la capacité de la surprendre lorsqu’ils étaient émis inopinément par quelqu’un d’autre.
Whitman avait proposé – non, ordonné – d’entretenir avec elle une relation franche, à part entière. Ce n’est pas assez, il peut aussi bien avoir clairement dit, vous me donnez ces bouts de papier gribouillés en espérant que je vous dirai ce que j’en pense (accordant de la valeur à ce que vous avez auparavant dénigré, à la lumière d’une renommée que vous venez de découvrir). Non, si vous venez à moi, vous devez le faire sans voiles. Vous devez vous comporter avec moi comme une femme avec un homme, comme une âme avec une âme, sans rien dissimuler, et vous aurez le vrai jus de mes fruits, la vraie viande de ma langue.
Et c’était justement de cela qu’Emily se croyait incapable.
Même si elle le désirait ardemment.
Une seule fois, elle s’était totalement épanchée auprès d’un autre.
Et voyez comme cela avait tourné.
Non que ce cher George fut fautif. Ils n’étaient guère nombreux les hommes qui pouvaient tenir bon face au mécontentement d’Edward Dickinson, et cet intellectuel, ce rêveur de George Gould – ami d’Austin, brillant étudiant d’Amherst, plus âgé qu’Emily – n’avait pas compté parmi eux. Quand le Pater familias avait découvert leur innocente, quoique fervente, relation amoureuse, et banni George, ni lui ni Emily n’avaient eu la force de protester, bien que leur avenir fût en jeu.
Alors Emily s’était imposé l’Option Blanche : son Mariage Céleste, symbolisé par ses éternels vêtements neigeux, en lieu et place de celui, terrestre, qu’elle s’était juré de ne plus jamais connaître.
Comment, après avoir subi une telle épreuve, pourrait-elle trouver la force d’accorder à Whitman ce qu’il exigeait clairement ?
Non, c’était impossible...
On frappa un coup péremptoire à sa porte. Avant qu’Emily ait pu répondre, celle-ci s’ouvrit.
Lavinia, portant son dîner sur un plateau, entra d’un pas lourd et bruyant.
— Je te le jure, Emily... Mère et toi, vous me ferez mourir ! Je n’ai jamais vu deux grands bébés pareils ! J’ai bien envie de me marier pour être débarrassée de vous deux ! On verra combien de temps cette maisonnée tiendra à flot !
Emily s’assit dans son lit, intriguée par l’indignation de sa sur.
— Et qui vas-tu épouser, Vinnie ? Y a-t-il un prétendant potentiel dont je devrais connaître l’existence ?
— Ha, ha ! Ne t’inquiète pas, j’arriverais à trouver un mari si je m’en donnais la peine. Et il se peut que je m’y mette. Bon, voilà ton dîner. Et attention... ne viens pas te plaindre que mon pain de maïs n’est pas aussi raffiné que le tien !
Vinnie posa le plateau et se retourna pour partir. » Arrivée à la porte, elle s’arrêta.
— Je ne pense pas que des nouvelles de Père t’intéressent ?
— Il est encore à Boston ?
— Plus loin que ça. Bien que le Parti n’arrive pas à le convaincre de se présenter cette année, on l’a persuadé de soutenir le candidat à la présidence, John Bell. Le Pater familias est en route pour Washington, d’où il sillonnera le Sud et l’Ouest. On ne sait pas combien de temps il sera parti. Et nous devons tous nous réjouir de son absence. S’il était ici, forcé d’assister à ce qu’Austin et ses copains timbrés préparent, il ferait sûrement une crise d’apoplexie ! Toute la ville est déjà en révolution.
La douleur d’Emily avait presque chassé de son esprit Austin et ses projets fous d’un voyage dans l’au-delà. L’étrange atmosphère d’Evergreens l’enveloppa de nouveau.
— Qu’est-ce que prépare Austin ?
Vinnie leva le nez et renifla.
— Si tu veux le découvrir, tu n’as qu’à te lever. Je ne suis pas le Harpers Weekly.
Là-dessus, la sur d’Emily partit en claquant la porte.
Cinq minutes plus tard, laissant son dîner intact, Emily s’était habillée et descendait l’escalier.
À la porte de derrière, elle hésita. Pouvait-elle s’armer d’assez de courage pour effectuer une autre expédition dans la ménagerie délirante qu’était devenu le foyer de son frère ? Et si cette bestiale madame Sélavy mettait de nouveau la main sur elle ? Et si ce pimpant mister Crookes tentait de lui bécoter la main ? Et si les yeux fanatiques de mister Davis l’épinglaient une fois de plus comme un Papillon sur un Carton ? Et si elle tombait sur Sue, sa Lady Macbeth de belle-sur ? Et si elle rencontrait Whitman ? Comme elle regrettait maintenant de lui avoir donné ses poèmes, ces Clefs des Chambres Intérieures de son Cur...
S’obligeant à maîtriser tous ces démons railleurs, Emily ouvrit toute grande la porte de derrière.
Des massifs de lilas lourds de fleurs, tant du blanc que du rose, flanquaient le portail, leur doux parfum se diffusant comme un nuage autour de la véranda.
Sa tête nue hirsute enfouie dans les grappes qui commençaient à se faner, inhalant à grands traits renifleurs et ursins leur fragrance enivrante, Whitman était là.
Immobilisée, Emily gelait et brûlait à la fois. Ce n’était pas le Gel seul, car elle sentait des Siroccos ramper sur sa chair. Ce n’était pas seulement le Feu, car ses pieds de Marbre recelaient un froid de Sanctuaire.
Whitman releva la tête. De minuscules et parfaits fleurons accrochés à ses cheveux et à sa barbe faisaient de lui un véritable Dieu Pan. Sa chemise de travailleur au col ouvert révélait une toison – remarquée un peu plus tôt par Emily dans un état savonneux – également chamarrée.
— Quand les lilas fleurissent dans la cour, déclama Whitman, j’exulte de ce retour du printemps éternel.
Puis, remettant sur sa tête le chapeau à bord flottant qu’il tenait à la main, et prenant gentiment Emily par la main, il dit :
— Venez, ma femme, promenons-nous un peu.
Emily le suivit, sans défense.
Ils errèrent un court moment, sans rien dire, entre les parterres de fleurs, ces enfants choyés avec tant d’amour par leur maîtresse. Puis Whitman parla.
— Ce ne sont pas simplement des poèmes que vous m’avez donnés. Ni seulement un livre. Celui qui les touche, touche une femme.
Ces mots dépassaient ce qu’Emily avait jamais espéré entendre. S’adjurant de ne pas s’évanouir, elle invoqua, en guise de réponse, une question ingénue.
— Vous diriez, alors, que mes poèmes sont... vivants ?
Whitman fit un geste large pour englober toute la scène verdoyante dans laquelle ils se promenaient en se tenajit par la main, d’une façon si peu plausible. Tout habitant de la ville, l’apercevant maintenant, ne penserait-il pas qu’elle était vraiment la Reine d’Amherst ?
— Ce que vous voyez, en cet instant, devant vos yeux, n’est-il pas incontestablement vivant ? N’êtes-vous pas vous-même vivante, le sang ne palpite-t-il pas en vous et la buée de votre propre souffle ne vous devance-t-elle pas ? Comment quelque chose qui sort d’un être vivant pourrait-il ne pas l’être aussi ? N’ayez aucun doute ! Vos vers vivent réellement ! Le souffle divin déferle par leur entremise aussi sûrement qu’il le fait par le chant d’une grive solitaire.
Emily sentit tout son être se remplir de confiance et de vitalité. L’inquiétude constante logée derrière son sternum commença à diminuer. Mais les paroles que Whitman prononça ensuite l’arrêtèrent net, dégonflant sa nouvelle allégresse.
— Et cependant, comme le triste pépiement de cet oiseau sans compagne, vos poèmes présentent une grave déficience, une tendance morbide qui menace, telle une plante grimpante tenace, de s’enrouler autour du tronc vivant de vos chants jusqu’au point d’abattre l’arbre tout entier.
Emily se raidit et tenta de retirer sa main, mais Whitman ne voulut pas le lui permettre. Elle s’obligea à parler avec brusquerie tout en restant en contact intime avec lui.
— Monsieur, je ne suis pas consciente d’une imperfection aussi grave que celle que vous mentionnez. Mais, bien entendu, je suis prête à recevoir l’enseignement d’un homme si érudit.
Whitman ne s’offusqua pas de son ton glacial ; au contraire, il sourit.
— Je suis loin d’être un «érudit », Miss Dickinson, je ne sais que ce que j’ai pu glaner dans les rues de Brooklyn, sur les rivages et dans les sentiers de mon Paumanok[50] natal. Comme ma bourse et les critiques l’attestent bien, je ne suis pas l’enfant chéri des sociétés académiques ! Pourtant, mes yeux sont assez pénétrants pour découvrir les lettres que Dieu a laissées tomber partout. Et ce que ces vieux yeux – et mon cur – me disent de votre poésie, c’est qu’elle est trop cloîtrée, qu’elle respire un air trop raréfié ; c’est un produit de la tête et du foyer, comme si vous n’aviez pas de corps, pas de monde dans lequel marcher. Vous possédez cette délicate facilité de «voir le monde dans un grain de sable », comme dirait Mister Blake. Mais vous semblez incapable de le voir comme un miracle qui se suffit en lui-même. Tout doit, pour vous, représenter quelque chose d’éthéré. Couchers de soleil, abeilles et arcs-en-ciel... sont des perfections intrinsèques que vous vous entêtez à revêtir de vos propres imaginations ! Aucune chose n’a pour vous de sens en soi, il faut que vous la tordiez afin qu’elle représente une «Vérité ». Si vous persistez dans cette veine, je vous le prédis, vous vous épurerez peu à peu, vous et votre poésie, jusqu’à ne plus exister du tout !
Elle ne répondit pas tout de suite. La voix de Whitman avait été si sincère, si vibrante, qu’Emily était obligée de réfléchir à la validité de ses remarques.
Ce pouvait-il que le peu d’envergure de sa vie limitée – mi-choisie, mi-imposée à elle – menaçât réellement sa poésie ? Elle avait été, jusqu’à cet instant, tellement convaincue d’avoir une vision claire de ce qui, en dernière analyse, était vraiment important. Y avait-il des merveilles, des prodiges, qu’elle ne connaissait pas ? Était-elle comme un daltonien qui croit savoir ce qu’est la couleur, mais l’ignore... ?
D’une voix hésitante, Emily tenta d’exprimer ses appréhensions.
— Ce que vous condamnez avec tant de désinvolture, Mister Whitman, est peut-être réellement ainsi. Cependant, que faire si mes défauts sont tels que vous le spécifiez ? Ils font partie de ma nature même, fêlures qui me traversent comme celles de la Cloche de la Liberté[51]. Et c’est peut-être à elles que je dois ma sonorité personnelle. En tout cas, il est trop tard pour changer.
Whitman s’arrêta et se tourna afin de plonger sincèrement et profondément dans les yeux d’Emily.
— À cet égard, vous vous trompez absolument, Miss Dickinson. Je sais de quoi je parle. Au début de ma maturité, je me suis déplacé dans un brouillard de faux sentiments et de rêves minables, ne pressentant qu’obscurément combien j’étais loin de ma vérité. Ce n’est que dans ma trente-septième année que je m’éveillai à ma véritable nature, et commençai à façonner mes chants. Il n’est jamais trop tard pour changer et mûrir.
— C’est peut-être vrai pour un homme. Votre sexe a le droit de se mettre à l’épreuve, de se précipiter dans des situations clarifiantes qui élargissent votre esprit. Mais à nous, les femmes, on n’accorde pas de telles libertés. Épouse, mère ou vieille fille stérile, voilà les rôles limités dont la société nous gratifie.
— Il y a un iota de vérité généralement reconnue dans ce que vous dites – autant que dans l’affirmation selon laquelle une prostituée n’est pas une reine !
Ce vilain langage coupa le souffle à Emily. Mais Whitman poursuivit, sans se décontenancer.
— Mais moi, je dis qu’une catin est une reine ! Et je dis qu’une femme n’est pas moins qu’un homme, et peut faire tout ce qu’il lui plaît ! Écoutez-moi, Emily !
Entendre ainsi son prénom la déstabilisa. L’odeur des lilas investissait son sang comme du vin.
— Je... je ne sais pas quoi dire. Comment pourrais-je m’aventurer dans le monde ? J’ai été blessée...
— Croyez-vous être la seule à avoir connu de sombres moments ? Il y eut un temps où ce que j’avais fait de mieux me parut vide de sens et suspect. Mes grandes pensées – ou que je supposais telles – n’étaient peut-être pas grand-chose, en réalité ? Vous n’êtes pas, non plus, la seule à savoir ce que c’est que d’être mauvais – si c’est cela qui vous trouble. Moi, je suis l’homme qui ne sait que trop bien qu’il est mauvais ! J’ai trop parlé, rougi, gardé rancune, menti, volé, jalousé ! J’ai connu la perfidie, la colère, la luxure, les désirs brûlants dont je n’osais parler. J’ai été volontaire, vain, vorace, frivole, sournois, lâche, malfaisant ! Le loup, le serpent, le pourceau nont pas fait défaut en moi ! Je les contiens tous ! Je ne désavoue pas le mal, je l’affirme ! Mes poèmes produiront tout autant de mal qu’ils feront de bien. Mais il n’y eut jamais chose telle que le mal dans ce monde !
— Vos paroles se contredisent, Mister Whitman...
Le visage du poète était écarlate.
— Me contredirais-je ? Très bien, je me contredis ! Je suis vaste, je contiens des multitudes !
Cherchant à le calmer, Emily dit :
— Mais vous n’avez pas deviné ma Blessure la Plus Profonde, monsieur. C’était... une histoire de Cur...
Ses paroles parurent produire l’effet désiré. Whitman devint calme et pensif.
— Moi aussi, j’ai vécu une triste expérience, Miss Dickinson... Emily... si je vous fais part d’une chose intime, puis-je vous demander une faveur en échange ?
— Laquelle ?
— Vous voulez bien renoncer à cette indésirable formalité, entre nous, et m’appeler « Walt » ? Je sais que, si l’on en croit la tradition, la différence d’âge exige ce ton compassé, mais je ne me soumets pas à ces conventions.
Sentant la chaleur envahir ses joues, Emily baissa la tête.
— C’est une assez petite chose, semble-t-il...
— Bon, très bien. Je vous en prie, regardez...
Emily leva les yeux. Elle vit Whitman sortir de sa poche un petit carnet broché à la maison (très semblable à ses propres livres de poésie). Il l’ouvrit au milieu, puis le tourna vers elle.
Un minuscule visage, photographié sur ferrotype, la regardait ; celui, encadré d’anglaises brunes, d’une femme belle, les deux mains accrochées au dossier de la chaise sur laquelle elle était assise de biais.
Whitman retourna le calepin vers lui. Il baisa la photo, referma les feuillets et remit dans sa poche le précieux souvenir.
Le cur d’Emily était sur le point d’éclater.
— Oh, Walt ! Elle est... elle est morte ?
— Bien pire ! Mariée !
Emily était scandalisée, et pourtant frémissante.
— Nous nous sommes rencontrés lorsque j’étais chroniqueur au New Orléans Crescent. Je l’ai aperçue pour la première fois au Théâtre d’Orléans, lors d’une représentation du Don Juan de Mozart. Succombant à l’atmosphère dissolue de ce port du Sud, nous sommes tombés follement amoureux. Son corps électrique exhalait un halo divin qui exerça sur moi une féroce attraction, et il en fut de même pour elle, en ce qui concernait le mien. Beaucoup de nos heures furent joyeuses.
« Mais c’était une femme de la haute société qui ne pouvait se permettre la souillure d’un scandale ou d’un divorce. Ce fut pour nous le déchirement suprême lorsque nous réalisâmes que notre amour était condamné et que nous devions nous séparer. Elle est la seule femme que j’aie jamais chérie aussi grandement, et le restera.
Pour une raison inexplicable, Emily fut légèrement déconfite par la dernière phrase de Whitman. Mais pas assez pour éclipser, en son sein, des émotions plus fortes. Cette similitude entre le malheur de Walt et sa propre histoire d’amour, condamnée par son père, apposa un sceau final sur l’affection qui avait grandi, à demi masquée, dans son cur pour le poète grisonnant et vigoureux.
Saisissant fermement la grande main de Walt entre les siennes, si petites, Emily dit :
— Alors, vous connaissez vraiment mon âme, Walt.
— Emily... j’ai songé à vous bien avant notre naissance.
Ils se trouvèrent un banc de pierre et y demeurèrent assis un moment, côte à côte, en silence.
Mais comme les minutes passaient, un petit Bourdonnement de Mouche, irritant, grandit dans l’esprit d’Emily, jusqu’à ce qu’elle finisse par lui prêter voix.
— Walt... vous avez utilisé le mot « morbide » en parlant de mes poèmes...
— Oui, Emily, je l’ai fait. Car je crains que vous ne vous préoccupiez trop de la mort.
Elle ouvrit la bouche pour protester, ayant tout prêt un catalogue de la suprême importance de la Mort dans l’ordre des choses, mais Walt leva la main pour l’arrêter.
— Je sais ce que vous allez dire, chère Emily. Soyez assurée que j’ai, moi aussi, longtemps et profondément pensé à la mort. Tout comme il est glorieux de naître, je sais qu’il est tout aussi glorieux de mourir. Sans la mort, la vie sèrait dépourvue de signification – et c’est certainement faux de parler des deux comme de choses séparées. Oui, j’ai toute ma vie entendu les soupirs de la mort céleste dans la voix des vagues sur le rivage et les appels plaintifs des oiseaux de mer. Mais à l’inverse de vous, je ne désire pas la mort, ni ne lui accorde plus que son dû. Je suis trop occupé à vivre, à donner libre cours à mes sens sacrés, pour accorder à la mort plus qu’un signe d’acquiescement en passant. Alors que vous, chère Emily, semblez résolue à serrer la Mort dans vos bras comme un amant !
Emily était exaspérée.
— Je me cramponne à la mort ! Qui est impliqué dans ce projet dément de mon frère, percer les ombres de la vie future ? Vous, pas moi !
Walt se leva.
— Vous ne connaissez pas toute la portée de notre expédition au Pays de l’Éternel Été, Emily. Nous ne voulons pas étreindre la mort, mais assaillir hardiment et scientifiquement son territoire afin de lui arracher de nouvelles connaissances qui bénéficieront à tous les vivants.
Hissant Emily sur ses pieds avec une force semblable à celle d’un taureau, Walt ajouta :
— Venez avec moi, et vous verrez !
5
« Les microscopes sont prudents en cas d’urgence »
Le petit salon d’Evergreens avait été transformé en salle de classe improvisée, ou en poste de briefing d’un général. Un grand tableau d’ardoise reposait sur un chevalet de peintre avec, sur le rebord, des bâtonnets de craie ; à côté, il y avait un lutrin et un unique fauteuil spacieux. La carte qu’Emily avait vue sur la table lors de sa première visite était punaisée au mur, derrière le podium ; l’un des bizarres instruments en verre et métal qui avaient maintenu le curieux graphique à plat reposait bien en vue sur le lutrin.
On avait disposé plusieurs sièges devant ce dernier. Cinq auditeurs y étaient maintenant assis, remuant un peu les pieds après dix minutes d’attente : Emily, Walt et Henry Sutton au premier rang, dans cet ordre, Austin Dickinson et le savant William Crookes, derrière eux.
La scène rappelait à Emily ses brèves années d’école. Et avec ces précieux souvenirs, la superbe figure de Léonard Humphrey refit inévitablement surface.
Humphrey avait quatre ans de plus que George Gould. Étant enfant, Emily avait passionnément suivi, par les rapports que son Père entrenait avec l’université, les étapes de la large voie académique que s’était taillée ce brillant jeune homme à la belle prestance. Il représentait à ses yeux les plus nobles espoirs d’une nouvelle génération.
Imaginez alors son bonheur lorsque en 1846, Humphrey, ayant obtenu son diplôme de fin d’études, avait été nommé principal du collège d’Amherst, établissement mixte que fréquentaient Emily, âgée de seize ans, et Vinnie de treize.
Le nouveau principal parcourait les couloirs à grands pas telle une véritable association d’Adonis et de Socrate, tenant surtout sous le charme les tendres sensibilités féminines, celle d’Emily comprise. (Elle avait été jusqu’à apprendre par cur le discours d’adieu de Humphrey à sa faculté, la « Moralité des États-Unis »). Emily considérait aujourd’hui encore Humphrey comme son premier Maître, et le souvenir des rares fois où il s’était tenu à côté d’elle avait encore le pouvoir de la faire frissonner.
Sa mort inattendue et sinistre en 1850, alors qu’il semblait encore dans la fleur de l’âge, avait littéralement foudroyé Emily, ainsi que toute la ville.
Elle ne savait pas si c’était la présence, maintenant, d’un autre Maître à ses côtés, ou le sujet de la conférence qu’elle allait entendre, qui rendit presque palpable l’image de Humphrey, comme si celle-ci faisait pression sur la fine membrane qui séparait cet homme des vivants. Mais c’est ainsi qu’il choisit de se manifester devant son regard intérieur.
Je n’ai perdu autant que deux fois dans ma vie, pensa Emily quand ses rêveries furent interrompues par la voix du savant, assis derrière elle.
— La perte de temps est une foutue chose à laquelle on ne peut échapper quand on travaille avec ces médiums, dit Crookes. J’ai dû affronter le même problème avec Home. Il a produit les effets les plus remarquables – lévitation, matérialisations, voix – mais seulement après des heures d’ennui passées assis dans le noir à tenir les mains moites de ses voisins. C’est un putain de défi pour quelqu’un habitué à la lumière brillante et aux conditions bien définies du la-beur-ra-toire, je vous le dis.
Austin gourmanda son voisin.
— Bill, ne pouvez-vous parler d’une manière un peu plus mesurée ? Il y a une dame dans l’assistance...
Crookes dit en s’étranglant de rire, moins sarcastique qu’admiratif :
— Moi, surveiller mon langage ! Regardez à côté de qui votre sur est assise, pour l’amour du diable ! Si elle a lu ses vers de mirliton, elle a déjà les oreilles pleines de «Rivières emprisonnées et douloureuses, couilles d’homme et pénis d’homme » ! Allons, il est plus effronté que Rossetti et toute sa bande de libertins réunis !
Emily se sentit rougir. Elle s’attendait à ce que Whitman se rebiffe, sachant comment elle-même aurait réagi à toute attaque contre ses vers. Mais le poète se contenta de courber son cou bruni par le soleil, de sourire et de déclarer, quelque peu énigmatique :
— Je suis entouré d’excursionnistes et de poseurs de questions...
Cherchant à détourner la conversation, Emily se retourna hardiment pour affronter Crookes.
— Pourquoi continuer à poursuivre vos investigations peu orthodoxes dans des conditions aussi pénibles, Mister Crookes ?
— Uniquement parce que le spiritisme est le sujet le plus excitant, et d’une portée considérable, qui ait été jusqu’ici porté à mon attention. Heureusement, grâce à la fortune de mon père, je peux me permettre de satisfaire librement ma curiosité, sans avoir à gagner ma vie d’une manière ennuyeuse. Autrement, je serais encore coincé dans ce putain d’Oxford à remplir les fastidieuses fonctions de chef du département météorologie de l’Observatoire de Radcliffe. Dans l’état actuel des choses, je peux voyager sur la Terre entière – et au-delà, si nous réussissons – et faire la connaissance de jeunes dames aussi charmantes que vous.
Avant qu’Emily ait pu répondre, Henry Sutton annonça d’une voix forte :
— Les voilà.
D’une porte latérale émergea le duo que l’on attendait.
La première à apparaître fut madame Sélavy. Ses vêtements étaient quelque peu en désordre ; l’une de ses volumineuses jupes, remontée, révélait le bord de sa crinoline. A. J. Davis entra juste derrière elle. L’austère journaliste, auteur dévoué à la cause spiritiste, semblait plutôt chamboulé, avec sa veste boutonnée de travers, ses lunettes de guingois et ses cheveux décoiffés.
Madame Sélavy s’affala dans le fauteuil placé au centre de l’estrade. Elle rajusta son corsage sous ses seins débordants, puis poussa un gros soupir de lassitude qui, Emily le remarqua, fit frémir sa moustache.
Davis se posta derrière le lutrin. Il s’aperçut enfin, sembla-t-il, de son état, lissa ses cheveux et redressa ses lunettes avant de s’adresser à l’auditoire.
— Madame Sélavy et moi avons parlé aux esprits, à propos de notre voyage. L’audience fut difficile et tumultueuse, car il y avait de nombreuses interférences sur le Télégraphe Céleste. Heureusement, le guide spirituel de Madame Sélavy, la Princesse indienne Narragansett, Nuage Rose, réussit à écarter toutes les influences malignes et se porta garant de notre succès.
Le médium l’interrompit.
— Oui, mon ami[52], les auspices du Pays de l’Éternel Été nous sont favorables. Bientôt, on nous permettra de traverser la frontière pour pénétrer dans le territoire du Moissonneur Hideux[53].
C’était la troisième fois qu’Emily entendait parler de cet endroit inconnu appelé le « Pays de l’Éternel Été ». Ce nom lui rappelait seulement l’un de ces jours parfaits de juillet où elle avait pu appréhender une profondeur, un Azur, un parfum, vivre une extase transcendante. Elle n’appréciait pas l’appropriation de ce terme par quelqu’un qui, selon toute probabilité, n’était qu’un charlatan qui avait réussi à duper son frère ; elle résolut de prendre la parole.
— Avez-vous l’intention, Mister Davis, de nous faire passer de notre beau printemps de la Nouvelle-Angleterre en plein cur de la canicule ? Ou peut-être nous proposez-vous simplement un séjour dans les latitudes plus chaudes de cette sphère ? Le Popocatépetl ou l’île de Tenerife, peut-être ?
Avant de répondre, Davis regarda fixement Emily, assez longtemps pour la déconcerter.
— Au contraire, Miss Dickinson. Le Pays de l’Éternel Été est un royaume plus exotique et plus périlleux, qui offre cependant des récompenses incommensurablement plus grandes qu’aucun coin mortel du globe. Et nous l’atteindrons en appareillant directement d’Amherst... en un sens, sans même quitter votre charmante petite ville.
Walt se tourna vers Emily.
— Je vous en prie, Emily, écoutez-le. Ce n’est pas une simple traversée vers les Indes que nous allons entreprendre.
Davis ôta ses lunettes, les essuya et les rechaussa.
— Miss Dickinson, permettez que je vous apprenne l’histoire de notre mission.
«Je suis le fils d’un simple cordonnier, né dans d’humbles conditions, à Poughkeepsie, dans l’État de New York. En 1843, j’ai connu ma première transe magnétique et commencé à parler de choses que je ne pouvais absolument pas connaître, étant donné mon peu d’instruction. Certains gentils croyants ont trouvé bon de me surnommer le «Voyant de Poughkeepsie ». Depuis lors, j’ai été en contact presque constant avec les esprits des morts terrestres... et même célestes.
« Le Pays de l’Éternel Été, c’est ainsi qu’ils appellent le lieu où ils résident.
« Ce n’est pas le Paradis, semble-t-il, mais plutôt une escale temporaire sur le chemin du royaume de Dieu, où les esprits peuvent se reposer avant l’ascension finale. Ma découverte, comme vous pouvez aisément le concevoir, explique logiquement et rationnellement comment les esprits peuvent prendre contact avec notre monde. Nous ne parlons pas des anges parachevés, mais d’entités récemment désincarnées qui n’ont pas encore totalement rejeté leur forme corporelle et les soucis humains.
« La géographie du Pays de l’Éternel Été – que j’ai réussi à grand-peine à cartographier – ressemble à notre propre paysage. (Davis tira du pied du lutrin une baguette et se tourna vers la carte accrochée au mur. En joignant le geste à la parole, il dit :) Ici, par exemple, nous voyons les Monts de Chrysoprase, qui se déploient parallèlement à la Mer de Tourmaline. Derrière cette chaîne, nous trouvons le Marais des Humeurs Effluentes, la Forêt de Cristal, le Palais de Béryl et les Dix Portes d’Argent.
Emily dit avec douceur :
— Et l’Exposition de Paris ?
Son irrévérence arracha des gloussements à Walt, Sutton et Crookes. Elle n’amusa cependant pas Austin.
— Emily... si tu es incapable de maîtriser ta langue, tu peux nous laisser. Je ne souhaite pas que tu dénigres mes éminents invités, ni la quête sacrée dans laquelle nous allons nous embarquer.
Décelant dans la voix de son frère un certain chagrin, et éprouvant un regain de tendresse pour lui, Emily fit un geste, symbolisant qu’elle allait se taire.
Satisfait de cette réprimande, Davis reprit son discours.
— Dès la découverte de ce royaume, mon unique désir a été de m’y rendre corporellement avant ma mort. J’ai cherché sans résultat, pendant de nombreuses années, un moyen d’entrer au Pays de l’Éternel Été. Juste au moment d’abandonner mes recherches, j’ai rencontré l’illustre madame Sélavy.
Le médium prit la parole.
— Ah, mon cher[54], c’est moi[55] qui vous ai rencontré !
— Comme vous voulez, madame. En tout cas, madame Sélavy est la plus avancée de tous les médiums que j’ai rencontrés.
« Elle peut créer un pont matériel entre le Pays de l’Éternel Été et la Terre au moyen d’une curieuse matière nouvelle qu’elle exsude.
«Arrivé à ce point, je crois que je vais laisser le Pr Crookes prendre la relève. Professeur ?
Crookes et Davis changèrent de place. Avec une précision digne des salles de cours d’Oxbridge, Crookes commença son cours magistral.
— Madame Sélavy est un portail entre notre monde et le Pays de l’Éternel Été. Des examens approfondis et des tests ont prouvé qu’elle possède cette capacité unique : servir de canal à la substance dont les esprits et leur monde semblent être faits. L’« idéoplasme », c’est ainsi que j’ai surnommé cette nouvelle forme de matière.
« L’idéoplasme est une substance protéique – en partie organique, en partie inorganique – inconnue jusqu’ici de la science. Sortant du corps de notre médium, il est sensible aux ordres qu’elle formule mentalement, et adopte la forme qu’elle désire. Une main, un membre, ou un esprit entier peut ainsi se manifester. Et ces créations idéoplastiques sont tout à fait tangibles, comme j’ai pu le vérifier personnellement.
« Cependant, si tentant que ce nouveau phénomène ait pu m’apparaître au premier abord, je ne voyais pas comment il pouvait nous offrir un accès direct au Pays de l’Éternel Été. L’idéoplasme en sortait et y retournait par le canal de notre médium, sans permettre à aucun objet de l’accompagner.
« C’est là où intervient la science.
Crookes prit le produit du verrier, posé sur le lutrin, et le tint bien haut pour que son auditoire puisse l’inspecter.
— Voici ma dernière invention, que j’ai modestement baptisée « tube de Crookes ». Dans le vide qui y règne, on peut faire passer un courant électrique de la cathode, qui se trouve à une extrémité, à l’anode, qui est à l’autre.
« Quand le tube est plein d’idéoplasme – capturé et détaché de madame Sélavy – et qu’on l’active, une chose très étonnante se produit.
« Le tube et son contenu, ainsi que tout objet situé dans un certain rayon, disparaît ! Sous le choc électrique, l’idéoplasme est éjecté de notre dimension, entraînant avec lui une certaine quantité de détritus terrestres.
« Les esprits nous ont dit qu’ils avaient vu les tubes et ce qu’ils entraînaient dans leur sillage se rematérialiser dans le Pays de l’Éternel Été.
Crookes sourit d’un air avantageux.
— Je vais maintenant rendre la place à Mister Davis.
Quand Davis se retrouva de nouveau devant eux, il dit :
— Notre monde est contigu, point par point, avec le Pays de l’Éternel Été. Par exemple, le Pré communal d’Amherst coexiste, de l’autre côté, dans la Baie des Sept Âmes.
« C’est de cet endroit que nous allons faire voile pour l’au-delà !
« En ce moment même, un chariot part du chantier naval de McKay, à East Boston, transportant une goélette conçue spécialement. Lorsque notre vaisseau arrivera, nous y aménagerons un circuit de tubes de Crookes qu’il nous faudra remplir lentement, jour après jour, de matière idéoplastique. Ainsi équipés, nous ouvrirons une brèche dans la barrière entre les mondes, pour entamer un voyage plus audacieux que celui de Jason !
Par respect pour la démence d’Austin, Emily était restée silencieuse pendant tout ce fatras de science et de mysticisme, en dépit d’une indignation croissante. Mais maintenant, elle ne pouvait se contraindre plus longtemps.
— Et comment, je vous prie de me le dire, Madame « exsude »-t-elle cette gelée de coing céleste ?
Davis eut l’air tout en émoi et recommença à essuyer les verres de ses lunettes. Walt examina le plafond et le jeune Sutton se mit à siffler d’un air insouciant. Crookes croisa les bras sur sa poitrine, ainsi que les jambes. Pendant une demi-minute, la pièce fut aussi silencieuse qu’une réunion de Know-Nothings[56].
Alors, le médium prit la parole.
— Il sort de mes mamelles chère sur d’Austin. De mes généreux tétons.
Pour illustrer ses dires, madame Sélavy prit ses gros seins à pleines mains.
— C’est une sorte de lait spirituel qu’avec de l’aide je peux faire jaillir, plip-plop.
Emily demeura sans voix. Les images les plus obscènes emplirent son esprit bouillonnant. Le Cerveau a des corridors qui l’emportent sur ceux de l’abbaye la plus hantée...
Walt toussa, brisant sa concentration mentale.
— Des filaments fous et des pousses irrépressibles émanant de la forme féminine se meuvent librement, dit le poète, et notre réaction est tout aussi irrépressible.
— Irrépressible, mon il, répliqua Emily.
6
« Par quel amarrage mystique est-elle retenue aujourd’hui »
Lavinia Dickinson attacha, sous son menton, les brides de son chapeau, s’empara d’un grand panier à provisions fermé par deux couvercles et se tourna avec un air d’impatience vers sa sur qui musardait.
— Tu viens ou pas, Miss Phalène Blanche ?
Ce surnom inspiré par ses habits tira Emily de son introspection. Elle était en train de réfléchir à l’un des premiers poèmes qu’elle avait écrit et qui commençait par ce vers : J’ai une sur dans notre maison, et l’autre, à une haie d’ici.
Comme elle s’était révélée perfide, la sur créée par les liens du mariage. Une vraie Cléopâtre ! Si seulement Austin avait pu épouser la douce Mary Warner, les choses auraient peut-être mieux tourné...
Emily remercia le Seigneur d’avoir accordé un solide bon sens à sa vraie sur. Elle n’aurait pu imaginer la vie sans sa bien-aimée Vinnie – toute revêche, cynique et âpre au gain qu’elle fût. Elle avait tant besoin d’elle... surtout maintenant, à la lumière de l’incroyable immoralité qui semblait s’être emparée d’Evergreens.
Trois jours s’étaient écoulés depuis que la révélation de la poitrine [56] idéoplastique de madame Sélavy avait poussé Emily à effectuer sa retraite justifiée à Home-stead. (Curieusement, elle ne s’était pas sentie obligée de se précipiter dans le havre de son lit, mais avait au contraire gaspillé son temps dans des activités domestiques, cuisant assez de pain de seigle pour nourrir tous ceux qui avaient regardé, bouche bée, la pendaison de John Brown[57] ! Si cela représentait, de sa part, une dureté de cur croissante, elle ne savait à quoi l’attribuer, ni si cela lui plaisait...)
Entre-temps, personne d’Evergreens ne vint la voir pour s’excuser ou la réconforter. Sauf le lendemain même, où Walt était venu frapper à la porte et avait été reçu par Vinnie.
— Donne-lui ça.
Telle avait été la réponse d’Emily à sa venue, en tendant à sa sur un poème plié en quatre :
Une bardane – a déchiré ma Robe – Ce n’est pas de sa faute – Mais de la mienne – Qui suis passée trop près De l’Antre de la bardane.
Après l’avoir lu, Walt partit sans rien dire et ne revint pas.
Emily avait éprouvé un peu de surprise et de tristesse que le Barde, profond comme l’océan, n’ait pas mieux défendu sa propre cause. Les feux de l’adoration qu’il avait allumés en elle – strictement ceux d’un Poète et d’un Penseur Affranchi pour un autre, se rappela-t-elle ; n’avait-il pas reconnu que son cur était à jamais fiancé à cette drôlesse inconnue de La Nouvelle-Orléans dont il portait sur lui le ferrotype ? – brûlaient encore, toutes couvertes que fussent leurs braises.
Mais pour une raison inexpliquée, Walt n’avait ni supplié ni discuté, aussi Emily avait-elle cherché à le chasser de son esprit, lui et toute la ménagerie démente d’Evergreens.
Pourtant, ce matin même, d’incroyables nouvelles venues de la ville avaient réveillé sa curiosité à propos de l’expédition folle qu’Austin et les autres avaient projetée et, en fait, l’obligeaient à se rendre maintenant à Amherst, cette communauté à laquelle elle avait tourné le dos depuis plusieurs années.
— Oui, Vinnie, dit Emily en se levant de son siège, en décrochant d’une patère son châle de Mérinos et en le jetant sur ses épaules. Je vais t’accompagner en ville. Je pense pouvoir le faire, si je peux compter sur le réconfort de ton bras vigoureux.
Vinnie parut touchée, et ses manières bourrues s’adoucirent.
— Allons, c’est le moins que tu puisses attendre de moi, Em. Je sais que ce n’est pas facile pour toi, mais je pense que cela va te faire du bien.
— Tu es mon Infirmière et mon Confesseur, Vinnie, aussi j’ai foi en tes paroles.
Bras dessus, bras dessous, les surs sortirent par la porte principale de Homestead, descendirent l’allée de brique, traversèrent la ceinture de haies basses, franchirent le portail en bois et tournèrent en direction de l’est, pour emprunter le trottoir non pavé et poussiéreux de Main Street.
Un moment, Emily se remémora les joyeuses expéditions insouciantes dans lesquelles sa famille et ses amies s’embarquaient autrefois, avant qu’ils deviennent tous si vieux et si durs. Pourquoi ne pouvait-on rester éternellement jeune d’esprit... ?
Il ne s’agissait que d’un petit tour en ville — Amherst n’était pas une grande agglomération – mais Emily trouvait à chaque pas matière à s’étonner. La simple vie du village – les enfants dans leurs jeux, les ménagères à leurs tâches, les attelages et les chevaux, les chiens et les camelots – tout lui semblait aussi miraculeux que le Ciel même.
Avec un pincement au cur, elle entendit de nouveau Walt l’avertissant quelle se purifiait hors de l’existence, en coupant les liens qui l’unissaient à la vie ordinaire, partagée...
En passant devant North Pleasant Street, les deux surs jetèrent un regard nostalgique à la maison où elles avaient vécu une partie de leur enfance. De ses fenêtres, Emily avait vu de nombreux cortèges funèbres serpenter vers le cimetière voisin – première fascination consciente de la Mort. De ces tristes et misérables années pendant lesquelles le Pater familias avait dû quitter Homestead à cause de revers financiers, elle n’avait retenu que quelques souvenirs heureux.
Emily se demanda en quoi sa vie aurait pu être différente si sa famille était restée plus proche de la ville, et plus prospère, si elle ne s’était pas fortifiée dans son château de Homestead. Se serait-elle mariée, ou même serait-elle partie vivre ailleurs ? Cela semblait si impossible aujourd’hui...
Comme Vinnie l’avait prédit, renouer avec le village s’avéra tonique. La douce brise de mai produisit son vieil effet. Emily ne pouvait pas rencontrer le Printemps sans en être émue. Elle éprouvait l’ancien désir, une Précipitation avec un attardement, mêlé de...
— Marche plus vite, Vinnie !
— Pas si rapidement, Phalène ! Les dames ne courent pas en public.
— Je ne suis pas une dame, je suis une Reine ! Et les Reines font ce qui leur plaît !
Tirant sa sur derrière elle, Emily se hâtait vers la foule en train de se rassembler.
Le Pré communal, rectangulaire, s’étendait sur deux ou trois arpents bordés et mouchetés d’arbres d’un vert brillant de mai. Plusieurs des six églises de la ville donnaient sur le mall où s’entrelaçaient des sentiers ; entre autres, ces bâtiments peints en jaune, un peu mal famés, connus sous le nom de Maisons de la Fraternité. Le paysage vallonné entourant Amherst tenait le lieu public dans le creux de ses mains, amphithéâtre naturel, montagnes dressées dans la brume légère, vallées arrêtées en bas.
Et, comme Emily pouvait le voir clairement, le Pré communal exhibait une nouvelle particularité.
Au milieu de la pelouse, une goélette à deux mâts, arrimée à son berceau mobile par d’épaisses aussières, à cent kilomètres ou plus du port le plus proche, paraissait aussi incongrue que des pantalons sur un habitant des îles Sandwich.
Entourée de spectateurs bruyants, elle ressemblait à une barque perdue, échouée sur un banc de chair.
Comme Emily s’en rapprochait, elle aperçut la silhouette élégante du Pr William Crookes debout sur le pont. Il était penché sur un instrument de topographie. Suivant du regard la direction dans laquelle était braqué son cylindre, Emily vit Andrew Jackson Davis qui, à quelques mètres de là, tenait un fil à plomb.
Huit percherons suant dans leur harnais – sans doute l’attelage qui avait transporté l’embarcation sur les routes, depuis East Boston – étaient encore attachés au chariot du vaisseau. À leurs têtes, se tenaient Henry Sutton, armé d’un fouet, et son assistant, Austin Dickinson.
Ni Walt ni madame Sélavy n’étaient visibles. Emily réprima une vilaine pensée.
— Il faut le faire avancer de quinze mètres, Hen ! cria le savant, plus fort que les exclamations et les plaisanteries de la foule.
Le jeune Sutton, aidé par Austin, fit claquer son fouet et exhorta l’attelage à tirer encore.
— Hue ! Allons, un peu de nerf, les gars !
Lourdement, l’embarcation roula sur l’herbe. Au moment approprié, Crookes, d’un geste tranchant, ordonna de détacher l’attelage, ce que Sutton fit rapidement en dégageant de l’accouplement un ardillon de bois. L’inertie du bateau l’emporta encore sur une courte distance avant qu’il ne s’arrête en grinçant.
— Parfait ! cria Crookes. Hommage aux lois de Newton ! (Abandonnant son instrument, il se retourna pour s’adresser à la foule, à sa manière royale bien anglaise.) Mesdames et messieurs, vous avez le privilège d’assister aujourd’hui à l’aube d’une ère nouvelle, une ère dans laquelle un vrai voyage entre le royaume des vivants et le royaume des morts inaugurera l’Âge d’Or de la théologie scientifique. La mort ne couvrira plus la vie de son ombre. Au contraire, un commerce florissant entre les deux Royaumes permettra à chacun et à tous de vivre sans inquiétude et sans peur, sachant que nos âmes survivront à leurs enveloppes terrestres.
De la foule, une rude voix mâle hurla une riposte irrévérencieuse.
— Peut-être que vous et vos revenants, vous pourrez résoudre le meurtre de Burdell[57]!
Cette référence au scandale qui avait, deux ou trois ans auparavant, défrayé tous les journaux de New York, déclencha une tempête de rires. Crookes l’essuya d’un air bon enfant. Quand elle fut retombée, il conclut simplement :
— Vous verrez plus encore, et dans peu de temps. Cela, je peux vous le promettre. Vous jugerez alors par vous-mêmes.
Là-dessus, Crookes se retourna et descendit une échelle de corde pour rejoindre ses trois compatriotes qui plantaient des cales sous les roues de la goélette. La foule, voyant qu’aucun autre divertissement n’aurait lieu immédiatement, commença à se disperser.
Vinnie se tourna vers Emily. Le visage de sa jeune sur était marbré de rouge.
— Oh, Emily ! Je n’ai jamais été si mortifiée de ma vie ! Regarde Austin, acoquiné à ces saltimbanques ! Comment attirerais-je jamais un mari, maintenant ? Sans parler de Père qui va exploser à son retour ! Cela va nous coûter sacrément cher !
Emily n’avait jamais entendu sa sur jurer. Cela lui fit plutôt plaisir. Une sorte d’exaltation glorieuse s’était emparée d’elle en entendant le discours de Crookes. Durant toute sa vie, Emily s’était considérée comme une rebelle, et comme quelqu’un qui recherchait les émotions fortes, même si celles-ci restaient dans les limites du domaine intellectuel. Aujourd’hui que ce navire fabuleux et improbable se dressait là comme une gifle à cettte communauté placide et conservatrice, elle avait l’impression que sa véritable vie allait commencer.
Où était Walt, qui aurait dû partager son excitation et l’encourager ?
Tiraillant la main d’Emily, Vinnie supplia :
— Je t’en prie, rentrons à la maison...
Emily se dégagea.
— Si tu le désires, tu peux rentrer en toute hâte, Vinnie. Mais moi, j’ai l’intention de voir ce qu’ils vont faire d’autre.
Vinnie parut scandalisée.
— Mais, Emily...
À cet instant, une voix de ténor, sonore et familière, électrisa les oreilles d’Emily.
— Je pense que seuls les marins, loin de la terre, apprécieront vraiment mes poèmes.